Corridors et logistique

Céréales : la récolte met à mal les installations portuaires

En France, la récolte de blé tendre s’affiche comme une des plus faibles des quatre dernières décennies. La filière céréalière va vivre une campagne difficile. Du côté des ports, la situation s’annonce tout aussi compliquée.

La récolte 2024 de blé tendre en France dépasse à peine le plus bas niveau de 1983. Depuis quatre décennies, l’agriculture française n’a pas connu de pareille situation. Selon Argus Media, la production française s’élève, pour cette campagne, à 25,17 Mt. Comparativement à la précédente campagne, la perte est de 10 Mt.

Une baisse du rendement

Plusieurs causes expliquent cette baisse, selon Argus Media. En premier lieu, les conditions météorologiques de l’automne 2023, avec d’importantes précipitations, ont limité les emblavements. Ensuite, depuis 2019, les surfaces ensemencées se réduisent. Enfin, les rendements à l’hectare ont diminué de 20% à 5,93 t/hectare. Des éléments qui pèsent aujourd’hui lourdement.

Les exportations, variable d’ajustement

Selon Maxence Devillers, analyste de marchés chez Argus Media, les exportations servent de variable d’ajustement. Les premières prévisions tablent sur un potentiel d’export de 4,1 Mt vers les pays tiers. Pour mémoire, sur la campagne 23/24, les exportations hors UE totalisent 10,2 Mt. Ainsi, d’une campagne à l’autre, ces flux perdent 59,8%. Alors, pour tenter de tirer son épingle du jeu international, « les irrégularités de qualité de cette année poussent les organismes collecteurs à un travail du grain ».

Des exportations sur l’Afrique du Nord et sub-saharienne

Pour Argus Media, les exportations se concentreront, au cours de cette campagne, vers le Maghreb. L’Algérie et le Maroc devraient prendre environ 1 Mt chacun. L’Afrique sub-saharienne est attendue avec 1 Mt. L’Égypte, la Tunisie et la Libye pourraient totaliser, en tout, 600 000. Le solde se répartira entre la Chine et les autres pays. À titre de comparaison, sur la campagne 2023/2024, l’Algérie a acheté 1,8 Mt, le Maroc 2,7 Mt et l’Afrique sub-saharienne 2,4 Mt.

De mauvaises récoltes en Europe du Nord

La situation française n’est pas unique. Ainsi, l’Allemagne qui contribue aux exportations vers les pays tiers de l’UE, enregistre aussi une baisse de sa production de 2,7 Mt. La Grande-Bretagne s’inscrit dans la même veine avec une diminution de 3,2 Mt de sa production. Des baisses de production au nord du continent mais le sud résiste mieux. Ainsi, l’Espagne, l’Italie, la Roumanie et la Bulgarie voient leur production s’améliorer par rapport à la précédente campagne. Cependant, note l’analyste d’Argus Media, la disponibilité à l’export de l’Europe perd 15 Mt.

La Russie enregistre une baisse

Pour les marchés internationaux, les annonces en Europe ont suscité des craintes. À ces inquiétudes sont venues s’ajouter les difficultés en Russie. Les premières récoltes ont laissé apparaître des doutes sur la capacité du pays disposer d’un potentiel à l’export. La production de blé tendre russe est estimée à 82,6 Mt. Certes, le pays perd 10 Mt mais cela se fait en comparaison avec deux années exceptionnelles.

L’Ukraine dispose d’un volume moyen

Quant à l’Ukraine, elle entre dans la campagne avec une production de 21 Mt. « Un volume qui s’inscrit dans la moyenne depuis l’entrée du pays dans le conflit avec la Russie », note Maxence Devillers. Néanmoins, chaque année, le pays a démarré la campagne avec des stocks de report. « Au cours de la campagne précédente, le pays a exporté une partie de ses stocks. Ils sont aujourd’hui à 0,8 Mt contre 6,3 Mt en 2022. Au total, le disponible à l’export devrait se situer aux environs de 15 Mt. Ils étaient de 19 Mt en 2023/2024. »

L’hémisphère sud compensera en partie la baisse de rpoduction

Il faut alors regarder vers les autres principaux pays exportateurs. Les États-Unis, le Canada, l’Australie et l’Argentine devraient compenser les pertes européennes, russes et ukrainiennes. Les analystes d’Argus Media restent prudents. L’Argentine et l’Australie n’ont pas encore procédé à la totalité de leur récolte. Un incident dans ces pays pourrait limiter la disponibilité mondiale de blé tendre.

La demande en progression

Parce que si la production se ralenti cette année, la demande prend le chemin inverse. La demande des pays du Maghreb augmente. Dans le même temps, la production de blé tendre au Maroc enregistre son chiffre le plus bas. Dans ces conditions, les besoins sur les marchés internationaux vont s’accroître. Les blés russes disposent alors d’un marché qui leur tend les bras.

Surveiller l’Inde et la Chine

Et Maxence Devillers alerte aussi sur deux pays à surveiller. En premier lieu, l’Inde peut jouer les trouble-fêtes. Le pays est généralement auto-suffisant avec sa propre production de blé. La récolte de cette année ne peut couvrir les besoins, selon les prévisions d’Argus Media. Avec une demande en hausse, des stocks de fin de campagne en baisse, le pays pourrait importer jusqu’à 3 Mt. En second lieu, la Chine est peu présente sur les marchés internationaux. Les opérateurs chinois sont absents depuis plusieurs mois. « Il est difficile de savoir quelle sera la position de ce pays au cours de la campagne. » Cependant, il estime que l’Empire du milieu pourrait acheter entre 11 Mt et 12 Mt de blé sur cette campagne.

L’impact sur toute la chaîne

Cette situation inquiète à plusieurs niveaux. Les premières estimations tablent sur une baisse de 1,4 Md€ en moins pour les exportations vers les pays tiers à 871,87 Md€. Une baisse qui va se répercuter sur toute la chaîne depuis le producteur aux opérateurs logistiques de la filière export. D’un point de vue terrestre, ce sont les transporteurs qui vont subir une baisse d’activité. Cependant, qu’il s’agisse de camions, de barges ou de wagons, ils peuvent reporter ce manque d’activité vers d’autres filières.

Les inquiétudes grandissent dans les ports

Il en est bien différemment pour les installations portuaires. Le volume d’export vers les pays tiers affecte directement les installations portuaires. Elles ne peuvent être utilisées à d’autres fins que l’exportation de céréales. En moyenne, la France exporte 10 Mt dont la principale partie part de Rouen. Les ports de La Rochelle et de Dunkerque jouent aussi un rôle. Avec un potentiel à l’export de 4,1 Mt, soit moins que le trafic réalisé par Sénalia sur la précédente campagne, les inquiétudes grandissent dans les ports.

Dunkerque bénéficie d’un accord de place avantageux

Dans le GPM de Dunkerque, Nord Céréales achève ses travaux d’agrandissement. La société ne s’exprime pas sur les prévisions de la campagne. Du côté des dockers, la situation est analysée au plus près. Pour le secrétaire général du principal syndicat de dockers de la place, « nous aurons un manque à gagner en heures de travail sur le silo. Cependant, notre accord de place nous permet de transférer le personnel d’une entreprise à une autre en cas de besoin. » Alors, avec le développement du trafic automobile et l’activité des autres filières, il estime que la place devra éviter le chômage.

Mise en place d’activité partielle chez Sénalia

Sur la première place céréalière française, dans le port de Rouen, la situation est problématique. Le groupe Sénalia sort sa calculette. Dans les conditions actuelles de la production, les prévisions d’exportation vers les pays tiers vont être réduites de plus de 50%. Quant aux exportations vers l’UE, elles sont vues relativement stables. Les mauvaises récoltes dans les pays du nord de l’Europe constituent un débouché pour une partie des volumes. « Pour Sénalia, cela signifie que nous allons devoir être encore plus agile cette année pour faire face à ce marché », nous confie Gilles Kindelberger, directeur général de Sénalia. Et la première mesure envisagée par la direction du groupe est la mise en place d’activité partielle sur toute la durée de la campagne.

Un gel des investissements

Heureusement, depuis plusieurs années, Sénalia diversifie ses activités. L’agro-industrie avec Terreos, Saipol doit se maintenir au cours de l’année. Quant aux volumes d’importation de cacao, ils se portent bien. Enfin, l’activité logistique d’entreposage se développe. « Ces différentes activités permettent d’absorber une partie des charges que les exportations de céréales ne pourront pas assumer cette année », explique Gilles Kindelberger. Une des conséquences directes et immédiates pour le groupe est d’avoir gelé les investissements. Sénalia envisage la création de silos dans les pays de destination. « Cela nous permet de travailler les qualités des grains à destination pour mélanger des provenances françaises et étrangères. » Plus globalement, le directeur général s’interroge sur l’avenir. Depuis 2016, soit huit ans, la France a connu trois « accidents » de récolte en 2016, 2020 et 2024. « Nous devons mener une réflexion plus générale sur l’outil portuaire dédié aux céréales tant sur la place rouennaise qu’en France. Or, les sociétés actives dans les ports sont des coopératives qui appartiennent aux agriculteurs. Il leur appartient de se mobiliser sur le sujet. »

Sica Atlantique doit faire le dos rond

Enfin, au GPM de La Rochelle, Sica Atlantique est dans le même état d’esprit. « Nous nous attendons à une baisse de trafic. Nous devons faire le dos rond tout au long de la campagne pour nous adapter à ces conditions », nous a confié un responsable. Le groupe a entrepris une diversification de ses activités vers les engrais, les pellets de bois notamment. Aujourd’hui, les trafics de céréales entrent pour 50% de l’activité. Alors, le groupe envisage de reporter une partie de son personnel dans d’autres filiales du groupe pendant la campagne.

Le marché se cherche en septembre

Par ailleurs, l’incendie qui a touché les silos de La Rochelle sont toujours en reconstruction. Sica Atlantique a vu sa capacité se réduire au cours des derniers mois. Des ouvrages qui doivent être livrés pour le mois de mars. En attendant, dans une période de réduction d’activité, la direction programme des travaux de maintenance. « La situation est inquiétante. Cependant, il faut aussi voir les conditions de la récolte de maïs et de tournesol. Des exportations de ces produits peuvent venir compenser les pertes de céréale, même si cela ne se fait qu’à la marge. » Ce pessimisme est nuancé. Déjà, en septembre, Sica Atlantique reçoit quelques navires pour les exportations. Enfin, chaque année le marché « se cherche » pendant le mois de septembre. « C’est en octobre que la véritable campagne va démarrer, après les récoltes de l’automne », annonce le responsable.