Prospectives

Suez et Panama : un évitement pas toujours avantageux

Le déroutement des navires pour éviter le détroit de Bab el Mandeb, et ainsi le canal de Suez, d’une part, et celui de Panama ne présentent pas que des avantages. Pour Jérôme de Ricqlès, expert maritime chez Upply, cette stratégie comporte des avantages mais aussi des inconvénients.

Avec d’une part, la sécheresse au Panama, et d’autre part, les attaques des Houthis dans le détroit de Bab el Mandeb, les deux principales artères du transport maritime se bouchent. Pour maintenir une activité, les armateurs décident de dérouter leurs navires vers le cap de Bonne-Espérance et le cap Horn. Pour Jérôme de Ricqlès, expert maritime chez Upply, cette stratégie comporte « quelques avantages… très provisoires ».

Des avantages lors de la construction

Dans sa note sur les avantages et inconvénients de cette stratégie, il commence par lister les motivations de la construction de ces ouvrages. Ainsi, l’ouverture du canal de Suez, le 17 novembre 1869, et celui de Panama, le 10 octobre 1913, permettent d’accompagner le développement de l’industrie basée sur la vapeur et structurer une offre moderne de services de lignes régulières. De plus, ces deux canaux offrent un temps de transport raccourci pour développer les économies. En effet, l’idée sous-jacente derrière ce raccourcissement tient à ce qu’une vitesse accrue apporte des gains. Encore, ces deux canaux maritimes sont perçus comme un avantage pour asseoir une certaine suprématie occidentale dans le commerce international.

Les faiblesses actuelles des deux canaux

Or, les avantages du XIX° siècle et du début du XX° siècle ne durent pas. Alors, aujourd’hui, ces deux ouvrages présentent des faiblesses. En premier lieu, ils présentent des contraintes nautiques non négligeables. Ensuite, ils coûtent chers en exploitation et en passage. En troisième lieu, continue Jérôme de Ricqlès, ils sont sensibles aux aléas géopolitiques et génèrent des goulots d’étranglement. De plus, la vitesse, synonyme de consommation d’énergie, n’est plus un facteur primordial. En effet, les règlementations sur la décarbonation du transport maritime mettent à l’index les vitesses élevées des navires. Quant au poids des économies occidentales, « l’avantage stratégique est amoindri par le fait que leur utilisation est désormais partagée par l’ensemble des acteurs mondiaux ». Enfin, dans un contexte de surcapacité structurelle, les compagnies n’ont pas forcément intérêt à privilégier les voies les plus courtes.

Un déroutement qui offre des opportunités

Cependant, la route par les deux caps, Bonne-Espérance et Horn, offrent des opportunités. Du côté des chargeurs, ce rallongement des routes « peut faciliter une « re-métronomisation » des services, avec un retour à des fréquences hebdomadaires mieux respectées. Or la régularité et la fiabilité des services maritimes ont aujourd’hui plus de valeur que la vitesse pure dans l’organisation des supply chains », souligne l’expert de Upply.

L’effet d’aubaine pour les armateurs

Du côté des compagnies maritimes, cet allongement « présente un effet d’aubaine. En effet, elles doivent absorber l’arrivée massive de nouvelles capacités, dans un contexte de demande morose. Le contournement permet donc un certain rééquilibrage du rapport de force entre la marchandise et la compagnie. »

Le bilan carbone s’aggrave par la route des caps

Néanmoins, ces avantages sont effacés par des inconvénients plus importants, souligne Jérôme de Ricqlès. Ainsi, la route par les caps, impliquent un bilan carbone défavorable. Or, dans le contexte actuel, cette augmentation de l’empreinte carbone se répercute sur l’ensemble de la chaîne logistique. De plus, le déroutement implique « un manque à gagner pour les États traversés par ces deux canaux. » De plus, le blocage de ces deux canaux constitue « un lourd handicap pour les États du « Sud global », particulièrement l’Inde et la Chine. Ils ont besoin de ces accès pour accélérer leur développement ». Enfin, le taux de rotation de conteneurs pleins par cellule et par an se dégrade fortement.

La sécurité : un facteur exogène à ne pas négliger

Parallèlement à ces avantages et inconvénients, d’autres facteurs entrent en ligne de compte lors du choix d’éviter ces canaux, explique Jérôme de Ricqlès. Et en premier lieu, il s’agit de la sécurité. Ainsi, s’agissant du canal de Suez, « la menace directe contre les navires, les marchandises et surtout les équipages renvoie à la responsabilité de la compagnie. En tant qu’employeur, elle se doit d’assurer la sécurité de son personnel. De plus, en tant que prestataire de service, elle se doit de faire tout ce qui est en son possible pour préserver l’intégrité du fret qui lui est confié », précise l’expert maritime de Upply.

Les assureurs maître des routes maritimes

Le deuxième facteur à prendre en compte concerne la gestion du risque. En effet, les assureurs ne couvrent plus le passage de la mer Rouge ou à des tarifs si dissuasifs qu’en fait, les compagnies n’ont pas vraiment d’autre choix que d’utiliser la route via le Cap de Bonne-Espérance. Ce sont finalement les assureurs qui, le moment venu, donneront en quelque sorte le feu vert pour revenir sur la route de Suez.

La nécessaire gestion de l’eau au Panama

Enfin, les contraintes naturelles imposent les choix. Ainsi, la situation du Canal de Panama est différente. Les restrictions imposées sont liées à une saison sèche anormalement prolongée par le réchauffement climatique et le phénomène El Niño. « On peut espérer qu’une atténuation de ce phénomène cyclique permettra de retrouver en 2025-2026 des conditions de navigation plus favorables, mais là encore, c’est bien un facteur exogène qui conditionnera les options des compagnies maritimes », souligne Jérôme de Ricqlès. Le canal de Panama est loin d’être près de fermer ses portes pour des raisons techniques, mais la ressource en eau devra être bien mieux gérée lorsque la situation se normalisera.