Lecture critique de la proposition de loi de lutte contre le narcotrafic
Nous reprenons, ci-dessous, l’analyse de Maître Charles Morel, avocat au cabinet Charles Morel, sur la proposition de loi de lutte contre le narcotrafic.
En mars, Maître Charles Morel nous a livré son analyse de la proposition de loi de lutte contre le narcotrafic. Le processus législatif continue avec un passage devant l’Assemblée nationale le 1er avril. Elle a adopté à une très large majorité la proposition de loi « visant à sortir la France du piège du narcotrafic ». Le texte doit maintenant être examiné par une commission mixte paritaire afin que les deux chambres s’accordent sur une version commune du texte. Voici les principales critiques faites à cette réforme.
Sur la création de quartiers de haute sécurité en centre pénitentiaire
Le texte prévoit la création de quartiers de haute sécurité en prison pour les trafiquants les plus dangereux. Ces derniers seront désignés par le garde des Sceaux après avis du juge de l’application des peines ou, pour les prévenus, sous réserve de l’absence d’opposition du magistrat instructeur compétent et préalablement informé. La durée d’affectation a été initialement fixée à quatre ans par le Sénat. Elle a été réduite à deux ans renouvelables. Ce régime, inspiré par les lois italiennes de lutte contre la mafia, imposerait des restrictions strictes aux détenus, notamment un accès limité au téléphone ou bien encore l’interdiction des unités de vie familiale et des parloirs familiaux.
Une atteinte à la dignité des détenus
Cette mesure, qui impose un isolement total, porte de toute évidence atteinte à la dignité et à la santé des détenus, ainsi qu’à leur droit au respect de la vie privée, en les privant de tout contact familial. Si l’on ajoute à ces privations l’absence de mesure de réinsertion des détenus faisant l’objet de telles mesures, ce nouveau régime d’incarcération, s’inscrit dans une logique d’éradication dont l’efficacité reste à établir et qui se place en rupture avec l’équilibre républicain traditionnel entre la préservation de l’ordre public et les droits des détenus.
Activation à distance d’un appareil électronique
La proposition de loi inclut la possibilité, pour les besoins de l’enquête, d’activer, à distance, un appareil électronique (ordinateur, téléphone portable, tablette…), afin de procéder à toutes les mesures nécessaires à l’enquête. Ainsi, une mesure d’interception pourrait être mis en place à l’insu du propriétaire de l’appareil. À noter que les appareils des avocats, des magistrats, des journalistes, des députés, des sénateurs et des médecins ne pourront pas faire l’objet d’une telle mesure. Cette mesure permettrait donc d’entendre aussi bien les interlocuteurs que les détenteurs de l’appareil écouté, entrainant ainsi une intrusion majeure dans la vie privée d’individus qui ne sont pas concernés par cette mesure.
Sur la prolongation de la garde à vue des « mules »
Les mules sont les individus qui transportent de la drogue « in corpore ». La proposition de loi permettrait de prolonger la garde à vue de ces individus jusqu’à 120h, afin de pouvoir recueillir les éléments de preuve nécessaires à l’enquête. Les conditions de la garde à vue sont les mêmes que dans le régime de droit commun, à savoir le droit à l’avocat, à contacter un proche, à être examiné par un médecin. La garde à vue sera réalisée au sein d’une unité médicale légale. Cette mesure suscite des critiques en raison de son caractère attentatoire aux droits fondamentaux, notamment aux droits de la défense. En effet, elle impose une restriction exceptionnelle à la liberté d’aller et venir, non pas pour empêcher une fuite ou préserver l’ordre public, mais avant tout pour obtenir une preuve matérielle. Cette finalité interroge sur l’équilibre entre les nécessités de l’enquête et le respect des libertés individuelles.
Sur le dossier-coffre
Cette mesure viserait à créer, au sein d’une procédure et au stade de l’enquête, un procès-verbal distinct, dit dossier-coffre, qui permettrait de ne pas divulguer certaines informations à la défense ou à leurs avocats. Ce procès-verbal serait accessible à tout moment de l’enquête ou de l’instruction au procureur de la République ou au juge d’instruction, aux officiers de police judicaire et au juge des libertés et de la détention. Ainsi, la date, l’heure, le lieu d’utilisation de la techniques spéciales d’enquête (comme la sonorisation) ainsi que l’identité des individus ayant collaboré avec les services de police judiciaire seraient consignés dans un procès-verbal distinct.
Un risque de compromission de l’équilibre du procès
Bien qu’une exception soit prévue lorsque les éléments sont jugés « d’intérêt exceptionnel pour la manifestation de la vérité » ou lorsque « la vie ou l’intégrité physique d’une personne » est en jeu, cette mesure risque de compromettre l’équilibre du procès. Il deviendrait impossible, pour la défense, de s’assurer que les techniques employées lors de l’enquête sont conformes aux règles de droit. Restreindre l’accès de la défense à certaines pièces l’empêcherait d’examiner et de contester des éléments de preuve qui pourraient s’avérer déterminants. Sans préjuger de l’innocence ou de la culpabilité des personnes concernées, il n’est pas inutile de rappeler que le capitaine Alfred Dreyfus fut condamné sur la base de documents produits auprès des juges à l’insu de la défense…
Sur la prolongation de la détention provisoire
Le nouveau texte de loi prévoit la création d’un article 145-1-1 dans le code de procédure pénale qui permettrait la prolongation de la durée de la détention provisoire initiale de quatre à six mois pour les délits suivants :
- Tous les délits commis en bande organisée punis d’une peine de dix ans d’emprisonnement ;
- Le transport, la détention, l’offre, la cession, l’acquisition ou l’emploi illicites de stupéfiants (article 222-37 du code pénal) ;
- Le proxénétisme (article 225-5 du code pénal) ;
- L’extorsion (article 312-1 du code pénal) ;
- L’association de malfaiteurs (450-1 du code pénal).
Une mesure critiquée par le Défenseur des droits
Cette mesure est vivement critiquée, notamment par le Défenseur des droits, qui réaffirme le caractère exceptionnel de la mesure de détention provisoire, mais également l’impact d’une telle mesure dans un contexte de surpopulation carcérale. Cette mesure ne ferait qu’accentuer ce phénomène. La privation de liberté est soumise à trois exigences, que sont l’adéquation, la nécessité et la proportionnalité de la mesure. La prolongation de la durée de la détention provisoire pour ces infractions listées plus haut ne répond pas à au critère de proportionnalité de cette mesure au regard de l’atteinte qu’elle fait au droit à la liberté ni ne justifie l’usage de telle mesure au regard d’une particulière gravité des délits listés.
Sur la question des mesures relatives au secteur portuaire
La proposition de loi élargit son champ d’application au secteur maritime et portuaire, en intégrant des mesures spécifiques pour renforcer la lutte contre le narcotrafic et la corruption dans ces zones sensibles. Parmi les dispositions notables, le texte prévoit l’extension de la compétence universelle des juridictions françaises au trafic de stupéfiants en haute mer, ainsi que la mise en place d’un dispositif de signalement confidentiel destiné à protéger les lanceurs d’alerte contre d’éventuelles pressions ou représailles dans les zones portuaires et aéroportuaires (ajouter ici le lien de l’article du 4 mars). Les professionnels du secteur ont toutefois exprimé des réserves quant à l’applicabilité de ces mesures, pointant du doigt un manque de clarté quant aux moyens humains et financiers qui seront déployés pour accompagner le texte.
Or, les ports constituent l’un des principaux points d’entrée de la drogue en France et, à ce titre, sont des maillons stratégiques dans la lutte contre le narcotrafic. Sans ressources suffisantes, l’efficacité des dispositions prévues par la loi pourrait être compromise pour ne pas dire désactivée.