Juridique et social

Propulsion vélique : le droit maritime doit hisser les voiles

La propulsion vélique avance avec des vents portants. Grain de Sail et Neoline démontrent de la pertinence de ces navires dans le commerce international. Maître Charles Morel, avocat au barreau de Paris, décrypte les aspects juridiques de ce que certains qualifient déjà de nouveau mode de transport.

Le vent revient dans les voiles du commerce maritime. Après des décennies de domination du moteur diesel, la propulsion vélique, longtemps cantonnée aux musées et aux régates, refait surface dans le transport de marchandises. Des navires comme Canopée (transportant les éléments d’Ariane 6), Neoliner ou les projets TradeWings et OceanWings démontrent que la voile n’est plus un symbole romantique, mais une technologie d’avenir, performante, sobre et désormais économiquement crédible.

Une réponse aux émissions de CO2

Le secteur maritime, jugé trop polluant en raison de son recours massif au fioul lourd, est à l’origine d’environ 3 % des émissions mondiales de CO₂, soit près d’un milliard de tonnes par an. Si rien ne change, cette part pourrait doubler d’ici 2050. L’énergie vélique, en revanche, présente un potentiel de réduction des émissions particulièrement intéressant : entre 5 % et 30 % pour la flotte existante, et jusqu’à 80 % pour les navires neufs conçus autour de cette technologie.

Combiner la voile et des motorisations décarbonées

L’utilisation du vent offre aussi des bénéfices connexes majeurs : pas de stockage ni de transport de carburants fossiles, pas de pollution sonore sous-marine, et une baisse des coûts d’exploitation grâce à une énergie gratuite et inépuisable. En outre, la voile peut être combinée à des motorisations décarbonées, formant un mix énergétique cohérent avec les objectifs de neutralité carbone de l’Organisation maritime internationale (OMI) et de l’Union européenne.

Le droit maritime reste à quai

Pourtant, alors que la transition énergétique s’impose à marche forcée, le droit maritime international reste à quai. Les textes fondateurs — de la Convention Solas à Marpol, en passant par les Règles de La Haye-Visby — continuent d’ignorer le vent comme force motrice. Le droit maritime, conçu pour des navires à moteur, peine à anticiper les implications juridiques d’un navire hybride ou 100 % vélique. Or, c’est bien cette inertie normative qu’il va falloir affronter si l’on veut que la décarbonation du shipping ne reste pas lettre morte.

Un cadre juridique construit pour les hydrocarbures

Aujourd’hui, rien n’interdit la propulsion vélique en droit international. La définition du navire repose sur sa navigabilité et sa capacité à transporter des marchandises, non sur son mode de propulsion. Mais le diable est dans les détails : les conventions techniques et les normes d’exploitation ont été pensées pour des navires à moteur.

Pas de prise en compte dans les conventions internationales

Ainsi, les prescriptions Solas relatives à la sécurité, au matériel de propulsion, à la puissance installée ou aux moyens de secours ne tiennent pas compte des systèmes de voiles rigides, d’ailes rotatives ou de kite systems automatisés. De même, les conventions Marpol sur la prévention de la pollution et le calcul des émissions carbone (CII, EEXI) ne prévoient pas encore de mécanisme clair de valorisation du « gain vélique ». Résultat : les exploitants doivent naviguer entre des textes obsolètes et des innovations qui les dépassent.

Résultat : les exploitants doivent naviguer entre des textes obsolètes et des innovations qui les dépassent. Le paradoxe est là : le droit maritime, historiquement né avec les vents et les marées, a été façonné par la vapeur, puis par le fioul. Il doit désormais réapprendre à composer avec l’air.

Des contrats à adapter pour un vent juridiquement favorable

Pour les armateurs, les affréteurs et les opérateurs portuaires, la propulsion vélique n’est pas qu’une innovation technique : c’est une révolution contractuelle. Les contrats standards — chartes-parties, connaissements, conventions de manutention ou de commission — ont tous été bâtis sur des paramètres stables : puissance, vitesse, consommation, délais. Or, le vent est tout sauf stable.

Une distinction entre vitesse sous moteur et vitesse moyenne vélique

Prenons l’exemple classique des clauses de « vitesse et consommation » dans les chartes-parties. Ces clauses, centrales dans l’évaluation de la performance du navire, deviennent inopérantes si la vitesse dépend partiellement du vent. Faut-il dès lors distinguer la « vitesse sous moteur » de la “vitesse moyenne vélique” ? Et qui assume le risque d’un retard dû à une absence de vent favorable ? De même, les clauses de « bunkers » (carburant fourni par l’affréteur) n’ont plus le même sens quand une partie de la propulsion dépend d’une ressource naturelle gratuite. La répartition du coût énergétique doit être redéfinie, au risque sinon de rendre la charte-partie inéquitable.

Le « green » n’exonère pas du retard

Les commissionnaires et affréteurs devront, eux aussi, adapter leurs documents. L’obligation d’information sur les conditions du transport inclut la précision du mode de propulsion, surtout s’il influe sur les délais. Un transport “green” ne saurait exonérer le transporteur de sa responsabilité en cas de retard injustifié.

La révolution du vent doit s’accompagner d’une révolution des clauses

Quant aux manutentionnaires et opérateurs portuaires, ils se heurtent à une autre réalité : la voile ne se plie pas toujours aux contraintes du quai. Mâts escamotables, hauteurs sous portique, sens du vent au mouillage : autant de variables à anticiper contractuellement, notamment en matière de responsabilité en cas d’avarie sur les systèmes véliques. Autrement dit, la révolution du vent doit s’accompagner d’une révolution des clauses.

Vers un droit du vent ?

La question n’est pas purement théorique. L’Organisation maritime internationale (OMI) commence à intégrer la « wind-assisted ship propulsion » dans ses travaux techniques. Des lignes directrices sont en discussion pour reconnaître la contribution énergétique du vent dans le calcul du rendement énergétique des navires. Mais il ne s’agit encore que de recommandations, sans valeur contraignante.

Le droit de l’UE encore fragmenté

Cependant, le droit de l’Union européenne reste encore fragmenté : la taxonomie verte, qui détermine l’accès aux financements durables, n’intègre pas la construction de navires principalement propulsés par le vent. Cette absence crée un déséquilibre entre les carburants alternatifs, largement encouragés, et la propulsion éolienne, pourtant plus vertueuse. En France, le Cluster Maritime Français, la Wind Ship Association et plusieurs chantiers innovants militent pour une reconnaissance normative. Le décret de 2023 sur la propulsion principale vélique constitue une première étape : il permet de classer un navire à voile comme “navire de commerce”, avec des règles adaptées de sécurité et de formation des équipages. Mais ce n’est qu’un début.

Une Wind Propulsion Clause par le Bimco

À l’échelle contractuelle, le Bimco pourrait prochainement proposer une « Wind Propulsion Clause », comme elle l’a fait pour les carburants alternatifs. Ce serait une avancée décisive pour sécuriser les relations entre affréteurs et armateurs. Car sans clause-type, chaque contrat devra réinventer la roue… ou plutôt la voile. Parallèlement, l’Union européenne progresse : le Règlement FuelEU Maritime (2023) introduit un “facteur de récompense” pour la propulsion assistée par le vent, tandis que le Règlement “Net Zero Industry Act” (2024) classe explicitement cette technologie parmi les solutions à zéro émission. En revanche, la taxonomie verte européenne reste muette, n’intégrant pas encore la construction de navires véliques dans ses critères d’investissement durable — un oubli que les acteurs du secteur jugent incohérent avec les ambitions du Pacte vert.

Un droit à réinventer sans nostalgie

Le général de Gaulle n’a pas été visionnaire en toutes choses en évoquant, lors de sa conférence de presse du 14 juin 1960, « la splendeur de la marine à voile » comme relevant d’une nostalgie passéiste. La propulsion vélique ne ramène pas la marine marchande au XIXᵉ siècle. Elle l’ancre dans le XXIᵉ, celui de la sobriété énergétique et de la responsabilité climatique. Mais cette mutation ne pourra réussir que si le droit maritime cesse de considérer le vent comme une curiosité marginale.

Un second souffle au droit maritime

Les juristes du maritime ont ici une responsabilité historique : intégrer la propulsion vélique dans le corpus juridique sans brider l’innovation. Cela suppose d’anticiper les litiges à venir — sur la performance, le retard, la sécurité, ou la responsabilité portuaire — avant qu’ils ne se nouent. Il ne s’agit pas de réécrire tout le droit maritime, mais de lui redonner un nouveau souffle.