Conflit Ukraine/Russie : la guerre silencieuse des céréales
Les céréales jouent un rôle prépondérant dans le conflit entre l’Ukraine et la Russie. Selon certaines sources, la Russie a subtilisé des céréales aux ukrainiens pour les exporter à leur compte.
Derrière le drame humain qui se trame actuellement en Ukraine, se joue une autre bataille plus insidieuse mais dont les effets se répercutent pour toute la planète : les exportations de céréales. Très tôt, l’ONU a pris le taureau par les cornes pour négocier un accord entre l’Ukraine et la Russie pour l’exportation des céréales ukrainiennes. Cet accord a débouché sur les corridors humanitaires depuis les ports d’Odessa, Yuzni, et Chornomorsk.
Plus de 4 Mt exportées par la Russie
Depuis le 1er août, date d’entrée en vigueur de cet accord, les trois ports ukrainiens ont exporté 12,3 Mt de céréales, selon les données diffusées par le centre de coordination installé à Istamboul. Ces exportations sont constituées, d’une part, des stocks de la campagne 2021/2022 et, d’autre part, des récoltes de 2022. Or, si les exportations ukrainiennes reprennent, du côté russe, les derniers chiffres publiés par l’organisation des exportateurs céréaliers font aussi état d’un retour à la normale depuis les ports russes de mer Noire. Selon Sovecon, organisme officiel des céréales en Russie, estime que sur le mois de décembre, le pays devrait exporter entre 4 Mt et 4,2 Mt de blé, soit 10% que la précédente campagne.
Un potentiel exportable d’environ 45 Mt
D’autre part, les dernières estimations publiées par les autorités russes font état d’une récolte de blé de 100 Mt, ce qui laisse un potentiel exportable aux environs de 45 Mt à 50 Mt. Cependant, depuis le début du conflit, Moscou refuse de publier des chiffres sur ces exportations et ses importations de céréales pour éviter toute spéculation sur les marchés. Il est donc devenu difficile de disposer de chiffres sur les volumes expédiés depuis les ports russes depuis le début de la campagne en juillet.
La BBC révèle les vols de céréales
Par ailleurs, des soupçons de vol de céréales dans les territoires ukrainiens sous domination russe demeurent. Dans une enquête réalisée en juin, la chaîne britannique BBC affirme que des céréales ont été volés aux fermiers ukrainiens dans les territoires sous contrôle russe. Selon la chaîne de télévision, les soldats russes ont volé des camions dès leur arrivée dans certains territoires pour les charger de céréales et prendre la route d’un centre de stockage en Crimée, annexée depuis 2014 par la Russie. Les produits sont ensuite rechargés et envoyés en Russie pour y être exportés.
Le développement du port de Sébastopol
Ensuite, les céréales sont transportées jusqu’au port de Sébastopol ou Kerch, sur le détroit séparant la Crimée de la Russie pour ensuite être chargées sur des petits navires. Ces unités transbordent leur cargaison dans des navires de plus grande taille qui sont chargés avec des céréales russes. Elles sont ensuite exportées hors de Russie avec la mention d’origine russe. Des preuves qui ne sont pas avérées pour le ministre des Affaires étrangères de Turquie qui souligne que les documents attestent de l’origine russe de ces céréales.
Des navires qui éteignent leur AIS
Pour les experts, plusieurs éléments participent à ce vol. D’une part, les navires qui entrent dans la zone éteignent leur système de repérage (AIS) pour ne pas être suivi pendant leur navigation dans les eaux russes. D’autre part, le port de Sébastopol connaît ces derniers mois une activité importante alors que la Crimée n’a jamais été une grande région exportatrice. Enfin, selon certains fermiers ukrainiens interrogés par la télévision britannique, les Russes les ont contraints à leur vendre leurs céréales à des prix très inférieur au prix du marché. Cela permet aux négociants russes de disposer de documents officiels pour pouvoir les exporter au prix du marché.
Les réserves actuelles russes sont suffisantes
Ces différentes allégations ont été réitérés lors d’une de la diffusion le 11 décembre d’Enquête exclusive par la chaîne M6. Or, si la Russie a pu aller « piocher » dans les stocks céréaliers ukrainiens, cela s’est probablement fait au cours de la précédente campagne. La récolte 2022 de céréales en Russie a dépassé tous les records avec plus de 150 Mt, toutes céréales confondues. Sauf à vouloir priver l’Ukraine de ressources en vendant ses produits sur les marchés internationaux, la Russie a suffisamment de réserves pour ne pas avoir à voler dans les silos ukrainiens.
La Russie continue ses exportations
La mise en place des corridors humanitaires depuis les ports ukrainiens n’a pas empêché la Russie de continuer à exporter ses produits agro-alimentaires. La signature par Moscou de cet accord était d’ailleurs conditionnée à cette contrepartie de ne pas inscrire les céréales russes dans l’embargo décrété par l’Union européenne. Or, si les inspecteurs du Centre de coordination d’Istanbul sont chargés de vérifier les cargaisons, il leur est quasiment impossible de pouvoir déceler des céréales en provenance de Russie et d’Ukraine dans les navires.
L’arme céréalière, une arme de destruction massive
Les céréales sont devenues, pour les Russes, une arme qui peut s’avérer bien plus destructrice que tous les moyens conventionnels. Dès que la Russie a menacé de ne plus respecter les corridors humanitaires, fin octobre, les prix des céréales des marchés internationaux s’est envolé. Une hausse qui a désorienté les approvisionnements des pays en voie de développement avec la crainte de voir des émeutes de la faim survenir. Alors, pour éviter des famines, l’arme russe des céréales plane. Et le Kremlin n’hésite pas à accuser Kiev de ne pas respecter les accords pour fermer les corridors humanitaires. La solution logistique d’exporter les céréales ukrainiennes par voie routière ou fluviale ne pourra pas résoudre les problèmes. Les capacités sont faibles avec environ un million de tonnes par mois.
Protéger les infrastructures électriques pour laisser les ports travailler
Dans ces conditions, Coceral, Comité européen du commerce des céréales, aliments de bétail, oléagineux, huiles d’olive, huiles et graisses animales, s’est inquiété de la situation après les bombardements russes sur des infrastructures électriques d’Ukraine. « Cela a laissé la moitié du pays sans électricité ce qui a entraîné l’impossibilité pour les ports de travailler, y compris ceux sur le Danube. Les attaques permanentes sur les infrastructures électriques impactent la capacité des ports à exporter des céréales et pourrait avoir des conséquences sur les prix de l’alimentaire. » Autre sujet de préoccupation pour Coceral, les délais d’attente pour les inspections atteignant parfois 40 jours. « Le coût de ces délais a des effets pour les fermiers ukrainiens qui sont obligés de vendre leur production à bas prix », continue Coceral. Et pour des observateurs, les délais dans l’inspection des navires à Istambul sont liés à l’attitude des inspecteurs russes refusant de faire du zèle.