L’équilibre de Nash appliqué à la conteneurisation : plausible ou chimérique ?
Dans un tribune publiée sur Linkedin le 6 mai, Akhil Nair, directeur dans le groupe Seko Logistics, revient sur l’état actuel du monde de la conteneurisation. Il propose une nouvelle approche du marché pour permettre à tous les armements de retrouver une santé financière. Une démarche qu’il imagine individuelle et collective pour atteindre le concept de l’équilibre tel que défini par John Nash en 1950. Sans tomber dans un fantasmagorique monde merveilleux, il propose une alternative qui paraît plausible mais nécessite une révolution des mentalités.
Le concept de l’équilibre selon John Nash est relativement simple à comprendre en théorie. John Nash est parti du postulat, en 1950, que des agents en concurrence dans une région peuvent créer un système meilleur grâce à la coopération. Ces agents peuvent être définis comme des personnes ordinaires, prenant des décisions avec la seule motivation de s’assurer le meilleur résultat pour eux-mêmes avant les autres (l’égoïsme). La contrainte avec de système est qu’il ignore l’environnement extérieur de l’équation et, dans ce cas, la concurrence, les actions de ses concurrents et l’impact sur leurs décisions. Prenons un exemple : que se passerait-il sur les principales alliances maritimes comme 2M (Mærsk et MSC), Ocean Alliance (CoscoSL, CMA CGM et Evergreen) et The Alliance (Hapag-Lloyd, ONE et Yang Ming) décidaient d’agir individuellement (comme elles l’ont fait ces dernières années!). Le résultat serait de voir une concurrence effrénée entre ces groupes pour qu’au final les plus faibles soient détruites et qu’il n’en reste plus qu’une survivante grâce à ses capacités financières pour amortir les pertes et gagner dans la bataille des prix et de la réduction des coputs à l’unité. (Nous avons pu constater un moment cette attitude en 2015 et 2016). Il s’agirait d’une course vers le fond.
D’un autre côté, si les armateurs constituant ces alliances devaient coopérer sur la flotte à déployer, la construction des nouveaux navires etignorer la nécessité de gagner des parts de marché, cela donnerait naissance à un marché avec des prix moins volatiles qui permettra de réduire le coût pour le chargeur et donc s’assurer que ces derniers changent d’attitude par rapport aux économies sur les coûts de transport, qui sont en réalité fondées sur ce qu’ils ont vécu jusqu’à présent et sur un principe immuable : « la bataille des prix continuera entre les armateurs ».
L’offre et la demande dans le conteneur
En 2019, la demande sur le marché de la conteneurisation devrait augmenter d’environ 3,5% alors que l’offre progresserait d’environ 4,4%. La plupart des armateurs affirment que la différence entre les deux paramètres du marché ne se traduit pas forcément par une surcapacité mais comme une situation qui peut être gérée par le ferraillage de navires et la mise à l’ancre d’unités. Dans le fond, cela paraît correct, cependant il semble qu’ils ignorent que l’adaptation de la capacité à court terme n’a des effets que sur le court terme. Ainsi, afin de résoudre le problème, plus important, des cycles baissiers ils doivent changer leur appréhension du marché pour s’assurer des solutions à long terme. Ce changement doit d’abord s’opérer en interne.
Dès lors que nous considérons ce qui précéde comme réel, alors les investissements individuels pour des navires de plus grande taille ne seront pas la solution à long terme ? Le ferraillage des navires va continuer, mais la plupart des navires de plus de 12 000 EVP actuellement en opération sont trop récents pour être envoyés à la casse. Quand une grande partie de ces investissements réalisés par les armements augmentent la dette, les banques veulent que ces unités soient utilisées pour générer du cash. Il paraît alors plus sûr d’assumer que ces nouveaux navires seront alignés et ne devraient pas être reportés indéfiniment avec un effort de mise à l’ancre d’autres unités.
Le dilemme du prisonnier
De 2012 à 2018, le marché a vécu dans une spirale descendante en raison de la concurrence sur les prix menée par les investissements dans les ULCS (navires d’environ 20 000 EVP) qui offre des réductions de coût au slot. Un basique dans un contexte de marché en surcapacité. Dès lors que la technologie va s’améliorer et que des navires plus grands et plus efficaces continueront d’être construits, il est certain que nous demeurerons sur le concept du « le plus grand est le meilleur » va demeurer à l’infini. De plus, le prix des grands navires a sérieusement baissé au cours des cinq années, la tentation d’une baisse du coût du slot est toujours présente et spécialement pour les armements pris individuellement ou les alliances qui cherchent à prendre de nouvelles parts de marché pour réaliser des économies d’échelle avec ces nouveaux navires et offrir des coûts au slot meilleur marché.
Cette approche est prévisible notamment parce que chaque armement ne fait pas confiance aux autres. « Si je n’ai pas de navires maintenant, je perds et d’autres gagneront ». C’est la mentalité typique des jeunes « millenials » avec une dose de FOMO (Fear of missing out, la crainte de manquer). Une attitude qui a conduit à une grande volatilité dans les taux de fret et une inefficacité pour les chargeurs dans leur supply chain.
L’environnement règlementaire
Pendant de nombreuses années, des spéculations sur les ententes dans la fixation des prix et une apparente collusion entre les armements pour des pratiques anti-concurrentielles ont alimenté les discussions. Ces dernières années, nous avons vu les autorités de la concurrence en Europe et les armements aboutir à un accord sur les hausses de taux de fret par l’intermédiaire des GRI (General Rate Increase). Les armements ont accepté d’être plus transparents sur les modifications des taux de fret avec leurs clients. Les investissements continus dans de nouvelles capacités ont conduit à une course vers le fond au travers de la prise de parts de marché et un niveau d’utilisation qui a conduit à une perte de leur valeur sur leur bilan. Afin de modifier les courbes, ils ont procédé à de nombreuses hausses de taux de fret tous les quinze jours ou tous les mois pour retrouver du chiffre d’affaire qui était tombé en dessous des économies d’échelle que leur procurait les nouveaux navires. CQFD. Même si les taux s’alignent, les fondements économiques déterminent toujours la formation des prix. La main invisible d’Adam Smith est toujours là.
L’équilibre économique de Nash
L’équilibre économique de Nash, tel que nous l’avons défini auparavant, prévoit que des concurrents qui co-existent et coopèrent peuvent arriver à assurer un maximum de bénéfices communs. Ils n’ont plus besoin de modifier leur trajectoire stratégique selon les directions prises par les autres opérateurs. Je vais tenter des alternatives au travers d’exemples qui existent aujourd’hui et tout en s’attachant à rester dans le cadre juridique.
La consolidation ; faite et finie ?
Nous le constatons à une échelle mondiale, le nombre d’acteurs dans le marché a été sensiblement réduit passant de 22 à 12 en quatre ans. Si les choses devaient se maintenir à ce niveau, le marché n’aura plus que deux acteurs avec la part du lion du marché et mènera indiscutablement d’une situation oligopolistique à un marché qui ressemblera à un Cartel (pas forcément sur la propriété des navires mais sur les parts de marché) qui mènera à un marché non concurrentiel. Les barrières à l’entrée du marché restent à un niveau élevé quand l’acquisition de biens coûte cher et que le retour sur les investissements (ROIC) sont faibles. Même si le retour sur investissementss’améliore en raison de l’effondrement d’acteurs du marché et la mise en place de Cartels, le ticket d’entrée sur le marché restera élevé en raison de l’approche que nous avons expliqué plus haut.
2019 : l’année de l’équilibre de Nash par la coopération ?
L’équilibre de Nash se réalise quand tous les acteurs ne peuvent pas faire mieux en changeant leurs stratégies pour répondre à leurs opposants. J’ai souvent été considéré comme un optimiste sur le marché des armateurs. En regardant l’évolution, je pense que nous approchons de l’équilibre de Nash, dans lequel la solution idéale pour retrouver une santé financière sera d’amener les armements à coopérer conformément aux obligations légales. Du côté de l’offre : il faut s’assurer que les carnets de commande sont contrôlés pour un futur plus prévisible jusqu’à ce que l’économie et la demande en conteneurs augmente à un niveau où il pourra être envisagé d’ajouter de nouvelles unités ou que l’envoi de navires à la casse retire suffisamment de capacité. Les alliances actuelles jouent un rôle pour atteindre cet équilibre en contrôlant la capacité en fonction de la demande. Le fait qu’il demeure des acteurs indépendants sur les lignes est-ouest laisse de la place pour une réaction des agents. L’activité des fusions et acquisitions se tarie. La stabilité pourrait être atteinte en intégrant des compagnies comme ZIM, HMM, SML et PIL dans une des trois alliances pour s’assurer qu’ils affréteraient des ULCS auprès des autres membres de l’alliance.
Une coopération qui permettrait d’atteindre un équilibre financier. Pour que cela se fasse entièrement, les armements devront considérer les bénéfices pour les autres opérateurs et pour eux-mêmes afin d’en sortir des gains. Cela conduira à des investissements durables dans un cycle de concurrence allant de l’avant quand les décisions seront tant collectives qu’individuelles.