Ports

Terminal bas carbone, Hub Antilles… Le port de la Martinique entre « dans une nouvelle ère »

Le Grand port maritime de la Martinique entre dans une nouvelle ère avec la mise en place du « Hub Antilles ». Nous reprenons ci-dessous l’entretien de Jean-Rémy Villageois, président du directoire du GPM de la Martinique réalisé par Charlotte David de Mer et Marine.

Cinq ans après les ports métropolitains, et à la même date que les ports de la Guadeloupe, de la Guyane et de La Réunion, le port de Fort-de-France a acquis le statut de Grand Port Maritime, un certain 1er janvier 2013. Dix ans après, Mer et Marine a rencontré Jean-Rémy Villageois, à l’époque préfigurateur du Grand Port Maritime de la Martinique (GPMLM) et depuis lors président du directoire. Et ce, alors que le GPMLM prend une nouvelle dimension, aux côtés de son voisin guadeloupéen.

Des projets ont connu une véritable accélération

Après une dizaine d’années dans l’offshore pétrolier, il a été le monsieur EMR des Chantiers de l’Atlantique, à un moment où la question de la diversification des activités du chantier nazairien devenait pressante. Puis, fin 2012, Jean-Rémy Villageois, ingénieur de formation (architecture navale), est revenu dans l’île qui l’a vu naître et qu’il avait quitté après le bac, pour accompagner le changement de statut du port de Fort-de-France, entré en vigueur le 1er janvier 2013. Depuis cette date, le Grand Port Maritime de la Martinique a lancé nombre de projets, « qui auraient pu rester dans les cartons mais qui ont connu une véritable accélération en 2023 », dixit le président de son directoire. Mer et Marine l’a rencontré, dans les bureaux du GPMLM à Fort-de-France.

L’adaptation au changement climatique

Mer & Marine : Vous présidez le directoire du GPMLM depuis sa création il y a dix ans. Quelles évolutions avez-vous pu constater depuis 2013 ?

Jean-Rémy Villageois : Il existe un enjeu commun à tous les ports insulaires, et tout particulièrement celui de la Martinique : celui de l’adaptation au changement climatique. Lorsque les scientifiques évoquent ce changement climatique, ils proposent souvent des projections à 50 ans. Ici, c’est beaucoup plus concret : lorsqu’un cyclone se produit, les gens peuvent tout perdre en quelques heures. La question se pose alors très vite de savoir en combien temps les choses vont revenir à la normale : en une semaine, quinze jours, deux ans, dix ans ? Quand et comment retrouve-t-on notre état nominal ?

Intégrer les modifications règlementaires

En parallèle, et concernant plus particulièrement le port, notre marché fonctionne également autour de la question de l’adaptation au changement climatique. Qu’il s’agisse de la marine marchande ou de la croisière, tous ces segments doivent intégrer des modifications réglementaires en lien avec le changement climatique : le package Fit for 55 (qui doit permettre à l’Union européenne de réduire ses émissions nettes de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici 2030 par rapport aux niveaux de 1990 et d’atteindre la neutralité climatique en 2050, NDLR), avec les réglementations AFIR sur les carburants alternatifs et la taxe carbone pour les chargeurs, qui doivent payer une surtaxe carbone en fonction de leurs émissions de CO2, via des systèmes de quotas (dispositif SEQE-UE, en vigueur depuis le 1er janvier 2024, NDLR).

Poussés par le marché des clients

Face à ce changement de paradigme, les compagnies maritimes doivent s’adapter : il y en a qui choisissent les voiliers, comme TOWT ou Grain de Sail, avec qui nous travaillons. Les gros armateurs, eux, s’adaptent en massifiant les échanges, c’est-à-dire en construisant des bateaux beaucoup plus gros. Pour cela, il faut des ports adaptés, et c’est la même chose du côté de la croisière. Donc, qu’ils le fassent par credo, par intérêt ou par obligation, tous nos clients sont concernés par ces réglementations. Nous sommes donc poussés par le marché, les clients, les règlements, à nous adapter. Il n’y a pas d’échappatoire.

Le GPMLM, producteur de son énergie

M&M : Comment le GPMLM répond-il à ces nouveaux enjeux ?

J-R.V : Nous avons adopté une démarche bioclimatique depuis plusieurs années pour réduire notre consommation électrique : nous coupons les climatisations, nous avons investi dans de gros ventilateurs et dans des lampes LED, la gare de croisière n’est pas climatisée parce que les passagers embarquent le soir… Grâce à cela, nous avons réduit notre consommation de 10% à 12%. Mais nous ne pouvons pas aller beaucoup plus loin : toute notre énergie est électrique, nous sommes les plus gros consommateurs de l’île. Nous avons donc décidé de produire nous-même notre propre énergie, grâce à un parc photovoltaïque de plusieurs centaines de mètres carrés qui sera installé sur les toits d’un parking que nous allons créer, Pointe des Grives, pour un budget de 10 M€.

Ce parc nous permettra de diviser par deux la consommation du terminal à conteneurs, qui deviendra ainsi un terminal bas carbone, le premier en zone insulaire. Nous allons à la fois produire et stocker cette énergie, grâce à un système intelligent qui reposera sur un smart grid, avec un soft innovant, développé sur-mesure, et résilient : grâce au photovoltaïque, le terminal aura un énorme groupe de secours qui lui permettra d’être autonome du réseau en cas de crise. En cas de catastrophe, nous pourrons également soutenir le réseau.

Un trafic en hausse de 7%

M&M : Du point de vue du trafic, comment s’est déroulée l’année 2023 ?

J-R.V : Le trafic a augmenté de 6 à 7% et dépasse les niveaux d’avant Covid. Le principal inducteur de cette hausse, c’est la reprise, à des niveaux conséquents, de l’activité de la raffinerie de l’île. Nous importons du brut et nous exportons le raffiné vers la Guadeloupe et la Guyane. Pour sa part, l’activité conteneur est en hausse de 2 à 3%. Ce n’était pas totalement prévisible : la population de la Martinique baisse, s’appauvrit, et pourtant cette activité continue de se développer en volume et en masse. Cela traduit un changement des habitudes de consommation : on importe beaucoup de biens en lien avec l’aménagement intérieur, du jardin… des objets pas très lourds, mais qui remplissent beaucoup de conteneurs. Nous constatons également l’augmentation des importations de voitures, corrélée à la relance du tourisme.

 De 15 à 18 000 EVP de bananes

En revanche, la banane baisse. Nous sommes désormais sur une moyenne de 15 à 18 000 EVP, contre 20 000 les bonnes années. Cela représente moins de la moitié du trafic de transbordement, de l’ordre de 40.000 EVP. Cela étant dit, même si elle n’est pas un élément fondamental en termes de volume, la banane reste très structurante au niveau des plannings des bateaux et des impératifs de régularité et de fiabilité. Elle continue d’être l’épine dorsale de l’activité portuaire, pour des volumes qui, malgré tout se réduisent. C’est une tendance de fond.

Le trafic croisières reprend

M&M : De son côté, après deux saisons blanches consécutives liées au Covid, l’activité croisière a-t-elle repris ?

J-R. V : Entre mars 2020 et octobre 2022, l’arrêt des opérations a été total pour la croisière, et nous avons connu un trafic inter-îles très morose. Les compagnies ont maintenu une activité mais ont énormément souffert. Mais si on regarde les chiffres aujourd’hui, pour ces deux segments, le trafic reprend comme s’il ne s’était rien passé. Il faut ici souligner l’esprit de solidarité des professionnels de l’île, tous métiers confondus : vous avez un choc, un secteur sinistré pendant deux ans, des entreprises qui disparaissent… Et il faut repartir du jour au lendemain, alors qu’il n’y a plus de guides, plus de cuisiniers, plus de chauffeurs de bus… Mais c’est reparti tout de suite, et c’était beau à voir. Les compagnies de croisière ont aussi joué le jeu et pris des risques avec de belles offres pour de très beaux bateaux. Les premiers était remplis à 50-60 %, et, aujourd’hui, ils sont pleins. MSC a renouvelé l’offre en termes de navires, avec des bateaux de la classe des Seaside, et les clients ont répondu présent.

Des investissements dans les gares de croisière

Au niveau du Port, nous avons réalisé des travaux d’aménagement dans les gares de croisière, à hauteur de 2,5 M€. Ils concernent l’infrastructure, la sûreté, la sécurité, le nombre de postes de contrôle a été multiplié par trois… Nous avons gagné en fluidité, en gardant à l’esprit l’éventualité d’une nouvelle pandémie : les flux ont été calculés en tenant compte de zones tampon et de distances, nous faisons passer les gens rapidement pour éviter les engorgements, les temps d’attente… Nous sommes capables de faire passer 3000 personnes en deux heures. Ce n’est pas compliqué parce que nous avons de l’espace, nous sommes moins contraints qu’un aéroport.

Jouer la carte des liaisons inter-îles pour les passagers

Par ailleurs, nous cherchons à développer le trafic inter-îles, qui pèse autour de 160 000 passagers (pour environ 500 000 passagers croisières, NDLR), et qui est concurrencé par les liaisons aériennes. Avec des traversées de 100 à 120 € contre 350 € le billet d’avion, nous pensons que le maritime a une carte à jouer, aussi bien pour le trafic affinitaire que touristique. Une offre touristique est d’ailleurs en train de se développer, avec des package proposant une arrivée ici en avion, et du cabotage en direction des îles. Cela nous intéresse de développer ce type de trafic, car, historiquement, les liaisons de la Martinique se sont d’abord concentrées sur la France, puis l’Europe, mais assez peu sur l’environnement caribéen. Voilà pourquoi nous soutenons toutes les initiatives qui impliquent les îles voisines.

Une attente de plus en plus forte

M&M : Cette dimension régionale constituait-elle un enjeu, lors de votre arrivée ?

J-R. V : En 2013, nous avons dressé un état des lieux et rédigé un projet stratégique. Cinq ans plus tard, nous avons approfondi ce travail en nous basant sur l’expertise des parties prenantes, politiques et économiques, et il est apparu que la dimension de l’ouverture régionale était très puissante. Depuis, nous avançons, avec une pression de plus en plus forte, et des attentes, légitimes, parfois exprimées de façon virulente. Mais il faut parfois accepter les échecs, et prendre des risques.

Une ligne de cabotage avec les îles voisines

Depuis deux ans, par exemple, nous avons développé un petit trafic de cabotage avec un bateau qui assure la liaison entre Sainte-Lucie, la Dominique et la Martinique. Il nous apporte principalement des fruits et légumes, et nous exportons des biens qui n’existent pas dans ces petites îles, ou alors à des prix exorbitants. Pour des marchés marginaux de ce type, nous n’avons pas de problématique d’espace. Pour les plus gros navires, en revanche, c’est plus compliqué.

Hub Antilles : fonctionner de pair avec la Guadeloupe

M&M : D’où les investissements prévus dans le cadre du projet Hub Antilles, dont l’accord a été signé mi-décembre ?

J-R. V : Ce projet était dans les cartons depuis des années, et vivait sa vie de projet, avec des études de marché, la prise en compte des enjeux environnementaux, etc. Mais quand vous n’avez ni client ni fonds, il ne peut rien se passer. L’accélération a finalement eu lieu l’année dernière, lorsque CMA CGM nous a présenté son projet d’investir dans des navires plus gros et nous a demandé si nous serions prêts à accueillir ces bateaux. Ce qui implique d’agrandir le terminal du port, de le moderniser… L’autre condition était que nous fonctionnions de pair avec la Guadeloupe. Les deux ports se sont donc regroupés en décembre 2022, pour tenter d’obtenir des financements européens. Cette tentative a échoué, mais l’État a acté le projet. Pour la Martinique, l’opération d’extension du terminal s’élève à 122 M€, dont 45 M€ d’aides de l’État et 23 M€ de fonds européens au titre du FEDER. Le reste est financé par le Port.

La feederisation depuis la Guadeloupe

M&M : Sur un plan logistique, comment les liaisons vont-elles s’organiser ?

J-R. V : Le vrai sujet, c’est la desserte entre les Antilles et la Guyane, dont le port ne n’est pas dimensionné pour accueillir les futurs gros navires. La Guyane va donc être feederisé par la Guadeloupe : la marchandise arrivera en Guadeloupe, tout ce qui est nécessaire à la Guadeloupe et à la Guyane y sera déposé, et un bateau assurera la liaison entre la Guadeloupe et la Guyane. D’une certaine manière, la Guadeloupe deviendra le hub d’arrivée pour la Guyane et d’autres destinations. De notre côté, nous allons récupérer tout le trafic reefer (conteneurs réfrigérés, NDLR) qui vient d’Amérique du Sud. Pour le consommateur martiniquais, cela veut dire qu’il pourra s’approvisionner directement auprès des sources, sans avoir à passer par l’Europe.

Un terre-plein de 12 hectares

M&M : Quel sera l’impact sur l’activité du port ?

J-R. V : Nous allons doubler l’activité du terminal à conteneurs : ces boîtes qui viendront d’Amérique du Sud, nous ne les avions pas avant. Nous devrions passer de 180 000 à environ 370 000 EVP par an. Le projet d’extension du terminal doit donc permettre d’augmenter sa capacité en termes d’infrastructures et d’outillage. Les quais mesurent 450 m, nous allons passer à 600 m. Nous allons également construire un terre-plein de 12,5 ha en arrière-quai en gagnant sur la mer, et installer de nouveaux portiques. Nous avons commandé deux portiques, plus hauts, qui seront livrés fin 2024 et mis en exploitation en mars 2025. Les autres seront rehaussés. L’objectif est de recevoir les premiers bateaux début 2025.

Premier port français du Container Port Performance Index

M&M : Ce doublement du trafic va vous permettre de remonter de quelques places dans le classement des ports français ?

J-R. V : Ce n’est pas un objectif. Je préfère regarder le classement mondial de la performance opérationnelle, le Container Port Performance Index (CPPI) établi par la Banque mondiale, qui évalue la capacité des ports à accompagner le développement économique de la zone où ils sont implantés, avec une grande variété d’indicateurs. Dans leur dernier classement, qui date de mai 2023, nous étions le premier des ports français.