Ports

Amaury de Féligonde : « il faut investir intelligemment dans les ports africains sans se diriger vers des éléphants blancs »

Amaury de Féligonde, partner de Okan Partners, revient sur les recommandations préconisées dans le rapport sur les ports africains publié conjointement avec le CEO Forum.

P&C : Vous avez publié, conjointement avec le CEO Forum, un rapport sur les ports africains. Pourriez-vous résumer en quelques mots l’esprit des recommandations préconisées dans ce rapport ?
A.d.F : L’esprit de ce rapport est d’être dans l’action. Les six recommandations préconisées sont destinées au secteur privé et au public. Elles concernent les investissements, le digital, le lien ville-port et, vont au-delà des seuls terminaux à conteneurs pour s’étendre aux installations des ports minéraliers ou céréaliers.

P&C : Quel sera le poids dans ces recommandations des investissements publics et ceux à réaliser par le privé ?
A.d.F : Les investissements sont au cœur de notre rapport. Aujourd’hui, nous constatons que de nombreux ports ont atteint un niveau de classe mondiale comme à Tanger Med, Lomé et Doraleh. Le partage des investissements doit se faire entre les autorités publiques et, de plus en plus, sous la forme de partenariats entre le public et le privé. Ce dernier doit apporter des financements mais aussi en opérant les ports pour qu’ils soient le plus efficace possible. L’apport financier doit se faire, en matière portuaire, dans le cadre de bonnes pratiques. Il doit se réaliser de façon pragmatique pour que chaque Euro et chaque dollar soit rentable.

Les PPP ont progressé

P&C : Vous abordez la question des partenariats public-privé (PPP). Déjà, de nombreuses concessions portuaires régissent l’exploitation de certaines infrastructures en Afrique. Pensez-vous qu’une évolution de ces partenariats soit nécessaire pour les adapter au monde actuel ?
A.d.F : Il existe beaucoup de formes de PPP. Depuis 15 ans, ce mode de mise en concession a beaucoup progressé. Des appels d’offres mis sur le marché actuellement voient l’arrivée des acteurs traditionnels mais aussi de nouveaux opérateurs. En effet, nous voyons des sociétés chinoises postuler mais aussi des sociétés et des consortia formés par des sociétés locales.

Dans certains pays les plus avancés, comme le Maroc ou l’Afrique du sud, des opérateurs publics performants agissent déjà. Dans d’autres cas, nous voyons des opérateurs privés locaux, présents dans ces métiers portuaires, qui prennent des concessions sur certains terminaux. Cette évolution est nouvelle.

P&C : Les six recommandations de votre rapport appellent-elles à une hiérarchisation ?
A.d.F : Ces recommandations forment un tout cohérent. Chacune doit renforcer l’autre. Ainsi, nous expliquons qu’il est important d’investir. Mais, Il faut investir intelligemment.
Nous avons aussi souligné la cohésion entre les projets pour éviter qu’ils ne deviennent des éléphants blancs.
Plusieurs pistes sont à imaginer. Le digital peut être vu comme un investissement tout aussi important que les infrastructures. Il est beaucoup moins onéreux tout en apportant à la communauté portuaire une alternative de développement. Plus généralement, chaque pays doit trouver un équilibre entre les investissements dans les infrastructures et les superstructures coûteuses, d’une part, et un investissement dans le digital, d’autre part.

Investir sur l’ensemble de la chaîne logistique

Par ailleurs, l’investissement dans la circonscription portuaire est un élément. Il faut garder en tête l’importance de l’ensemble de la chaîne logistique. Le port en est un des maillons. Il est lié à la ville mais aussi à tout un corridor logistique intérieur. Le port est la terminaison nerveuse cruciale d’un corridor et d’un hinterland. Pour prendre un exemple, Djibouti intervient comme une porte d’entrée et de sortie des trafics éthiopiens. Il en est de même pour Lomé vis-à-vis des pays sans littoral d’Afrique de l’ouest ou encore de Dakar pour le Mali.

P&C : La bataille des hubs est devenue un sujet prégnant en Afrique de l’ouest. Dans vos recommandations vous préconisez de ne pas tomber dans cette guerre entre les ports qui peut amener à des investissements dispendieux. Cela signifie aussi une coopération régionale, voire sous régionale. Pensez-vous que cela puisse s’appliquer sur le continent africain ?

A.d.F : Cette question de la guerre des hubs n’est pas propre à l’Afrique. Selon les dernières évaluations que nous menons, il apparaît que quatre à cinq hubs de classe mondiale vont émerger en Afrique de l’ouest et du centre. Les cartes ne sont pas distribuées. Le rôle des uns et des autres n’est pas encore établi. Nous voyons le port de Kribi s’imposer mais avec des concurrents de taille. Le port de Pointe Noire est déjà actif dans ce concert. Ensuite, au Congo, le projet du port de Banana devra être pris en compte. Tout cela est à envisager sur le long terme…
En second lieu, à la détermination des hubs internationaux viendra une seconde phase. Elle déterminera le rôle de ports comme  hub régional.

Les Chinois investissent dans le ferroviaire

P&C : Vous l’avez déclaré, un port doit s’inscrire dans une chaîne complète. Les corridors terrestres réclament des investissements lourds. Pensez-vous que les bailleurs internationaux et les États ont suffisamment investi dans le développement des liens vers l’hinterland ?
A.d.F : Dans les années 90, les investissements privés dans le secteur portuaire et la logistique ont été multipliés par dix. Des sommes utiles pour le secteur. Le parent pauvre de ces investissements a été le ferroviaire. Il faut investir dans ces corridors et dans le rail. Des projets naissent à l’image des réalisations par des sociétés chinoises sur les liaisons entre Djibouti et l’Éthiopie ainsi que le raccordement par rail du port de Mombasa à Nairobi. Cette dernière réalisation vise à aller plus loin pour rejoindre l’Ouganda.

P&C : Vous évoquez les investissements chinois. Pensez-vous que l’Empire du milieu prenne le pas, actuellement, sur des investisseurs traditionnels comme les européens ?
A.d.F : Il faut plus se réjouir d’une disponibilité plus grande de financement en Afrique. C’est une bonne nouvelle même si d’autres problèmes apparaissent. Les chinois ont des intérêts sur le continent. Maintenant, cet afflux financier doit se faire en connaissance de cause. Les Africains doivent protéger leurs intérêts, tout comme les européens.

Digitalisation: les entrepreneurs africains s’empareront de ce secteur

P&C : La crise sanitaire a démontré l’importance de la digitalisation dans le monde portuaire, et notamment en Afrique. Imaginez-vous l’avenir du numérique portuaire sur le continent avec des sociétés panafricaines ?
A.d.F : Nous voyons parfois des sociétés panafricaines émerger dans certains secteurs industriels ou des services. Ces sociétés n’ont pas toujours fait leur preuve, même si certaines affichent des réussites. Il faut reconnaître que de disposer d’une solution nationale est toujours plus intéressant. L’avenir nous montrera les évolutions. Cependant, nous restons persuadés que les entrepreneurs africains vont s’accaparer ce sujet soit seuls soit avec des partenaires européens ou asiatiques.
Le premier point important est avant tout de développer cette tendance à la digitalisation.
La prise de conscience du développement de cet aspect de la logistique portuaire s’est révélée avec la crise sanitaire. Les sociétés d’informatique portuaire sont devenues essentielles. La digitalisation présente l’avantage de regrouper tous les acteurs autour de systèmes digitaux pour mieux dialoguer et augmenter la performance.

P&C : la crise sanitaire a touché tous les continents de la planète. La logistique portuaire en Afrique a mieux résisté que d’autres face à cette crise ?
A.d.F : La crise de la Covid 19 n’a pas épargné l’Afrique. Sur le continent, les États ont tout de suite su jauger l’importance du secteur de la logistique portuaire. Ils ont considéré que le portuaire et la logistique sont des éléments stratégiques. Alors, la filière a été préservée pour maintenir les approvisionnements des populations.