Prospectives

Gouvernance portuaire : de l’urgence pandémique à l’anticipation stratégique

Brigitte Daudet, de l’EM Normandie Laboratoire Metis, nous livre son analyse de la gouvernance face à la crise de la Covid 19 en Afrique de l’ouest. Elle pose la question d’une nouvelle façon de gérer les ports et notamment au travers de la « concorde portuaire ».

 

Brigitte Daudet, professeure à l’EM Normandie et membre du Laboratoire Metis, nous livre son analyse de la gestion de la crise de la Covid 19 par les autorités portuaires ouest-africaines.

Dans un article récent étaient interrogés les bienfaits du Covid-19 sur l’organisation communautaire et portuaire en Afrique subsaharienne (Alix, Y. & Daudet, B., (2020). Communautés portuaires africaines : les bienfaits du COVID? Gabon Logistics. 21 juin). Au cœur de la réflexion, les rapports entre les parties prenantes pour que soit gouvernée une place dans une nouvelle forme de « concorde portuaire ».

Co-construire les destinées de la communauté d’intérêts

Outre les aspects politiques, organisationnels et même opérationnels, ce qui pose question aujourd’hui est bien la construction et l’animation de la gouvernance même. Entre représentation, légitimité et efficacité, la gouvernance est censée incarner cette appétence collective à vouloir, ensemble, co-construire les destinées d’une communauté d’intérêts. Sauf que, à la lecture du énième rapport pour le seul cas français (Filleul, M. & Vaspart, M., (2020). « Réarmer » nos ports dans la compétition internationale. Rapport provisoire des travaux de la mission d’information relative à la gouvernance et à la performance des ports maritimes. Sénat français. Note de synthèse N° DLC-168 (2019-2020), voir notre article) force est de constater qu’il n’existe pas de baguette magique qui transformerait le mot gouvernance en un sésame soldant toutes les récriminations et revendications de parties prenantes toujours plus diverses et nombreuses. Pourtant, dans le cas de force majeure qu’a représenté le couvre-feu, les autorités portuaires ouest-africaines ont fait montre d’une intéressante résilience, mettant au cœur de l’opération d’urgence les discussions avec les clients et partenaires du secteur privé.

Une autorité portuaire avant tout politique

Une caractéristique remarquable des autorités portuaires subsahariennes tient dans le poids encore prégnant du pouvoir politique qui nomme directement (depuis la primature mais le plus souvent directement depuis la présidence) le directeur général et ses conseillers proches. Les orientations du conseil d’administration sont donc énoncées en conformité directe avec la feuille de route éditée par les plus hautes responsabilités politiques de l’État.

Les investissements du secteur privé

En matière de légitimité, pas de remise en cause possible et surtout, une adaptation de la communauté pour travailler avec le DG, ses directeurs et ses conseillers. Comme nous l’avons déjà écrit : « (…) sur les interfaces portuaires subsahariens, la somme des intérêts particuliers, qu’ils soient publics ou privés, fait rarement le total de l’intérêt collectif. En clair, la notion répandue de « communauté portuaire » ou de « place portuaire » trouve rarement une réalité opérationnelle (…) ».

Le secteur privé investit ses capitaux et gère ses affaires dans le cadre de contrats (concessions d’exploitation dans le cas des terminaux portuaires maritimes du domaine foncier de l’autorité du port). Sur ce point voir: Alix, Y. & Daudet, B., (2019). Des terminaux portuaires aux corridors logistiques : les PPP pour une gouvernance innovante inclusive africaine. Session III « Les investissements des multinationales privées institutions financières dans l’économie maritime et portuaire ? Contraintes rencontrées et défis à relever ? 40ème Conseil de l’AGPAOC « Le rôle de l’État dans l’économie maritime et portuaire. Expérience des ports de l’AGPAOC au regard des pratiques mondiales ». 17 au 20 juin 2019. Lomé. République du Togo. Voir notre article).

Des infrastructures vitales pour la Nation

Dans la quasi-totalité des cas, du Sénégal à la Namibie, les ports représentent des infrastructures vitales pour la vie de la Nation. Avec la menace aussi rapide que brutale du Covid, nombre de « spécialistes » ont anticipé une hécatombe sanitaire et un désastre socio-économique, pointant les agglomérations portuaires africaines comme les terreaux idéaux d’une contamination incontrôlable. Mi-juillet 2020, il semble qu’il n’en est rien. Ou tout du moins, les villes et surtout les ports semblent résister aux perspectives épidémiques incontrôlables. Mieux encore, la gouvernance centralisatrice subsaharienne semble s’assouplir dans une coordination très inspirante car elle intègre les acteurs privés tout en tenant compte de plus en plus de l’expression de la société civile.

Des ports comme organes vitaux de la continuité socio-économique nationale

Les ports (et les aéroports) n’avaient pas le choix. D’un côté, ils devaient assurer l’approvisionnement d’urgence (alimentaire et médical) qui provenait en grande majorité de sources internationales. De l’autre, ils devaient garantir un minimum de services pour écouler les denrées d’exportations qui font vivre des dizaines de millions de familles au quotidien. Avec la menace de la Covid 19, la continuité de circulation des marchandises est impérative, ce qui a poussé les autorités portuaires à travailler différemment avec les opérateurs privés.

L’exemple d’Abidjan

À Abidjan par exemple, le Port Autonome d’Abidjan (PAA) a mis en place un cadre de coopération qui impliquait des réunions quasi quotidiennes avec les exploitants et organisateurs de transport. L’objectif était de ne pas superposer les dispositifs d’urgence et de réponses mais bien de coordonner des solutions optimisées car répondant autant aux impératifs régaliens (PAA) qu’aux contraintes rencontrées par les acteurs logistiques.

Appliquer les normes internationales

L’organisation des forces de travail sur le terminal à conteneurs a été revue avec deux shifts de travail (au lieu de trois) pour s’adapter au couvre-feu sur la métropole. Plus concrètement encore, la rédaction et validation de fiches conjointes entre l’opérateur Bolloré et le PAA ont permis d’appliquer strictement les normes internationales en vigueur pour réagir aux conditions particulières tout en tenant compte des spécificités des situations ivoirienne et abidjanaise.

Adapter la gouvernance aux circonstances

Issue d’un nouveau dialogue et de nouvelles concertations, des outils ont ainsi pu être rapidement déployés dans un cadre de gouvernance adaptée aux circonstances. Le directeur général du PAA n’hésitait pas à évoquer une gouvernance participative puisque les employés du port (qu’ils soient fonctionnaires du PAA ou salariés des sociétés privées) ont été sensibilisés et même formés aux mesures exceptionnelles mises en place. Travailleurs, clients, usagers et gestionnaires ont abouti à des formes de compromis dans un dialogue qui s’avère parfois impossible à tenir tant les termes institutionnels de la gouvernance de l’autorité portuaire sont hermétiques.

À Conakry, Albayrak prend en charge la gestion du port

Cet exemple à Abidjan a trouvé de multiples échos sur d’autres places portuaires régies selon les mêmes codes et principes de gouvernance. C’est le cas notamment à Conakry où la gouvernance du Port Autonome de Conakry (PAC) est au cœur de questionnements politiques depuis plusieurs années. Il n’est pas inutile de rappeler que le PAC pèse plus de 80% des recettes douanières et 90% des valeurs enregistrées du commerce extérieur du pays. L’an dernier, la présidence de la République guinéenne s’est « entendue » directement avec son homologue turque lors d’une visite politique entre les deux États pour qu’une société privée turque, Albayrak, prenne en charge la gestion du PAC en échange de 500 M$ d’investissements (400M$ selon le site internet du groupe turc).

Une gouvernance rendue opaque

Le mandat et les périmètres opérationnels d’Albayrak demeurent assez flous puisque le secteur essentiel du conteneur semble écarté de l’accord inter-présidentiel. Par ailleurs, les termes juridiques et légaux de l’installation de la société turque sur le PAC n’ont pas été rendus publics. Cette situation illustre combien l’omniscience d’un pouvoir régalien au plus haut sommet de l’État peut rendre complexe et opaque la gouvernance portuaire. Toutefois, avec la crise de la Covid, une résilience semblable à celle d’Abidjan s’est constatée, mettant en exergue la capacité locale de l’autorité portuaire (avec ses cadres guinéens) à travailler de concert avec les exploitants privés des terminaux.

Un plan de continuité d’activité

Avec le couvre-feu sur la capitale économique nationale, des aménagements horaires ont été consentis (par l’exploitant du terminal roulier) pour garantir l’évacuation des produits. Cette dérogation nocturne a été explicitée et négociée entre le PAC et l’exploitant privé d’une part, ces deux mêmes acteurs et la présidence d’autre part. La saturation du terminal maritime a ainsi été évitée, limitant les surcoûts logistiques tout en garantissant les services. Ce plan de continuité d’activités demeure le résultat d’une concertation ouverte et dynamique, s’affranchissant en quelque sorte du fonctionnement « normal » d’une gouvernance portuaire centrée sur les seules prises de décisions du CA et de la DG du PAC.

Quelles leçons tirer pour une gouvernance portuaire subsaharienne ?

La première est somme toute évidente : la verticalité politique ne cadre plus avec les enjeux économiques (et sanitaires !) de continuité d’exploitation commerciale d’activités essentielles au fonctionnement de la nation. La crise de la Covid-19 a démontré combien les synergies entre le public et le privé pouvaient être efficaces et pragmatiques en autant que les termes du dialogue et les prérogatives soient ouverts. La pandémie a remis au centre du jeu une autorité portuaire publique, garante d’une continuité des opérations en mode communautaire.

La Covid 19 a produit de la digitalisation

La deuxième leçon a trait au changement des pratiques avec une dématérialisation des procédures et des process qui s’est accélérée par la force des choses. Les places portuaires équipées de guichet unique portuaire et de solutions logicielles ont pu orchestrées des continuités d’activités malgré les contraintes de déplacements et de contacts physiques. La Covid-19 a « produit » de la digitalisation et les applications numériques ont sublimé en grande partie les contraintes avec l’ambition collective de trouver des réponses opérationnelles. Au-delà des réunions quotidiennes et des téléconférences, les solidarités exprimées entre toutes les parties prenantes ont généré un nouveau « gouverner ensemble » dans de nombreuses communautés portuaires africaines.

Quid de l’après-Covid 19?

Les effets directs et induits de la Covid-19 auraient-ils produit un élan communautaire qui pourrait générer de la fluidité dans le passage de la marchandise, et pourquoi-pas améliorer la productivité des terminaux ou encore aiguiser de nouvelles compétitivités entre les places « communautaires » et celles encore trop divisées ?
Le digital demeure un moyen et pas une fin en soi mais son usage en temps de crise sanitaire a produit des effets positifs dans une gouvernance 2.0 où les acteurs publics et privés semblaient enfin vouloir utiliser les mêmes outils pour ensemble relever le défi de la continuité logistique. Nous verrons maintenant comment cela va évoluer dans le monde de l’après-covid qui ne semble pas encore pour tout de suite.

Brigitte Daudet
EM Normandie laboratoire METIS